La question de l’enseignement de tamazight est indissociable de la question de la graphie à adopter pour l’écrire. Au Maroc où elle n’est pas enseignée, on l’écrit actuellement en trois caractères : le Tifinagh, les caractères latin et arabe. Ceci fournit une preuve supplémentaire à ceux qui ne voient en Tamazight qu’une « source de division » et un ensemble hétéroclite de « dialectes et de patois ». La question du choix de la graphie est d’autant plus sensible et épineuse que l’adoption de l’un des trois systèmes de notation est souvent dicté par des convictions idéologiques, généralement déguisées en avantages « techniques » et « scientifiques ».
Entreprendre présentement l’enseignement de Tamazight en utilisant pour la première fois le caractère arabe nécessite des efforts pour réaliser des progrès. Qui ne seront abordables que par le biais de l’apprentissage de Tamazight en alphabet latin. Tamazight en caractère arabe n’aura donc qu’un public très restreint, ce qui fera obstacle à son développement et à son rayonnement comme langue s’adressant à un large public et intégrant les contributions apportées par les autres Imazighens, non marocains, à son épanouissement et à sa diffusion.
Toutes ces raisons montrent et démontrent que la graphie latine, comme système de notation de Tamazight, est un fait accompli et incontournable. C’est donc déjà trop tard pour l’adoption d’un autre système graphique autre que le système latin. Ce sera comme deux variétés d’un même produit mis sur le marché : des deux marchandises, c’est la plus avantageuse, la plus utile et la plus économique qui sera la plus demandée et la plus écoulée.
L’adoption du caractère arabe dans l’enseignement de Tamazight aurait pu réussir si le mouvement nationaliste l’avait décidé dès l’indépendance, en remplaçant le caractère latin qu’utilisaient les Français par le caractère arabe. Quarante ans d’usage de cet alphabet arabe pour enseigner et écrire Tamazight aurait ancré et consacré son emploi comme un fait accompli sur lequel on ne peut plus revenir aujourd’hui. Mais le mouvement nationaliste, au lieu de changer le caractère latin en caractère arabe pour enseigner Tamazight, a eu le tort, d’ailleurs compréhensible à l’époque et réparable avec le temps, de commettre l’énorme faute irrémissible d’interdire tout bonnement l’enseignement de Tamazight instauré par les Français.
Il faut souligner que le fait de continuer à remettre à plus tard, comme on le fait chez nous au Maroc, l’introduction de tamazight dans l’école ne fait que profiter à l’alphabet latin, l’entériner davantage et minimiser les chances d’un emploi réussi de la graphie arabe dans l’avenir.
L’aspect technique de la question
Pour moi, les raisons « techniques » justifiant le choix des caractères latin ou arabe sont secondaires, parce que la graphie, comme je l’ai dit plus haut, est une convention qu’établissent l’usage et la pratique, au même titre que le langage.
Pour s’en tenir uniquement à l’analyse technique de la question, il faut traiter le problème du choix de la graphie la plus pertinente techniquement comme tout autre problème auquel on apporte des solutions technique et scientifique et écarter, au tant que possible, les désirs et les préférences subjectives. Pour ce faire, il faut bien savoir distinguer entre ce qui est utile à la langue amazighe et ce qui est utile à certaines attitudes envers cette langue.
Le choix d’une graphie unifiée et appropriée est une tâche qui incombe à l’Etat en tant que responsable de la politique d’enseignement, et qui doit trouver des solutions aux problèmes que pose cette politique. Comment l’Etat s’y prend donc ? Envisageons la constitution d’un pont et procédons de la même manière pour résoudre le problème du choix de la graphie. Pour que le pont soit construit d’une façon scientifique, l’Etat en confie l’ouvrage aux ingénieurs et aux spécialistes et non aux astrologues ou aux charlatans. De même pour le choix de la graphie la plus adéquate à la langue amazigh, l’Etat doit charger des « experts » en la matière et des spécialistes en linguistique berbère de cette tâche. parmi ces spécialistes, on peut citer :
Taifi, Saib, Boukous, chaker, Ouakrim, Issati, Tilmatin, Bounfour…etc. Mais, on connaît leur point de vue sur la question. Ils sont tous , pour des raisons techniques et scientifiques, pour l’adoption du caractère.
Il va sans dire que l’Etat ne suit cette voie que s’il a de bonnes intentions envers tamazight et cherche les moyens les plus scientifiques pour servir la langue amazighe. Dans le cas contraire, l’Etat impose tout simplement la graphie arabe pour des considération idéologiques qui ne servent plus la langue amazighe en tant que telle.
Pour ne pas sortir du cadre scientifique de la question, il ne faut pas se fier à l’opinion de la majorité des citoyens – même les amazighophones sur le sujet, comme le préconisent certains, croyant que c’est plus démocratique. En sciences, il n’y a pas de démocratie, il y a des vérités. La majorité, au sens électorale, ne change rien à la nature de ces vérités. L’histoire de Galilée est là pour nous le rappeler.
Quand on construit un pont, on ne tient pas compte de l’opinion des citoyens qui vont l’utiliser sur la façon de le construire. Ce sont les scientifiques une élite minoritaire donc qui en décident. Il va de soi que beaucoup d’arabophones et d’amazighophones aussi, sans données scientifiques sur la question, ne peuvent que préférer le caractère arabe au caractère latin sous l’influence de la religion et de l’éducation reçue à l’école. En effet, le choix du caractère arabe pourrait servir le côté social et religieux, mais desservir la langue amazighe en tant que telle en comparaison avec le service que peut lui rendre l’adoption du caractère latin.
On a beaucoup parlé des avantages et des inconvénients de chacune des deux caractères, mais on a toujours négligé de les comparer au Tifinagh pour savoir lequel des deux en est le plus proche.
L’alphabet arabe forme un système d’écriture consonantique ; on ne note en arabe, que les consonnes. Le caractère latin fait partie d’un système d’écriture qu’on peut appeler« consonnantico – vocalique » auquel appartient aussi l’alphabet Tifinagh : dans les deux graphies, on note aussi bien les voyelles que les consonnes.
Quand on note Tamazight en caractère latin, on utilise en effet le même système d’écriture que ce lui du Tifinagh, qui est la graphie historique et originale de Tamazight. On change seulement les symboles graphiques. Ce qui fait que le caractère latin peut être considéré comme une variante du Tifinagh. Il répond donc mieux aux particularités et aux exigence scripturales de Tamazight que ne le fait l’alphabet arabe qui relève d’un autre système d’écriture tout à fait différent, conçu pour d’autres particularités et d’autres nécessités scripturales et linguistiques.
De plus, l’affinité du Tifinagh et du caractère latin est très évidente. Une phrase écrite en Tifinagh ou en caractère latin peut se lire correctement sans en avoir compris le sens. Par contre, on ne peut pas lire correctement une phrase écrite en caractère arabe si on n’a pas compris son sens, au préalable. En caractère Tifinagh et latin, le sens vient après la lecture. Dans le cas de l’arabe, la saisie du sens détermine la manière de lire et de prononcer les mots et doit donc la précéder. C’est là une caractéristique spécifique à la langue arabe où les voyelles accompagnant les dernières consommes des mots changent suivant la position grammaticale de ces mots dans la phrase, position que détermine le sens du discours. D’où le recours à la « voyellation » ( chchak » inhérente à la langue arabe. Ainsi, écrite en caractère arabe, la phrase amazighe suivante reste équivoque et se prête à deux lectures aux sens différents : Il peut s’agir de « Izemmar ad yec » ( il peut manger) ou de « Izmmar ad yec » ( l’agneau mangera).
Pour éviter la confusion et lever l’équivoque liées à l’emploi du caractère arabe, on est obligé d’avoir recourir à l’un des deux moyens suivant :
a)Noter graphiquement les voyelle comme en alphabet latin. Mais ce serait un procédé inutile déplacé et incongru (2) puisqu’il existe un alphabet latin où les voyelles s’écrivent d’une manière normale et naturelle.
b)Recourir à la « voyellation » ( noter les signes graphiques indiquant les voyelles). Outre l’alourdissement du texte écrit par les symboles vocaliques ( la voyellation ), il faut faire remarquer c’est un point d’importance capitale que la pratique de la voyellation n’est pas seulement une caractéristique propre à la graphie arabe, elle est la langue arabe même. Vouloir l’appliquer à une langue comme Tamazight est un non sens. Pour quoi ? parce que la « voyellation n’a de sens que pour une langue dite « Muârabatun » ( ). C’est à dire une langue où les dernières voyelles des mots changent, comme on l’a vu, suivant leurs rôles grammaticaux qui sont fonction du sens de la phrase, ce qui n’est pas le cas pour Tamazight et les langues européennes aussi où le sens du discours n’agit pas sur la forme des dernières voyelles des mots. Les mots « Taddart » et son équivalent français « maison » gardent leur prononciation invariables, qu’ils soient sujets ou compléments. Tamazight et le français sont des langues dites « Mabniyatun », à l’opposé des langue dites « Muârabatun ».
écrire donc une langue « Mabniyatun », comme Tamazight ou l’anglais, en caractère arabe, qui est pour une langue « Muârabatun », serait une entreprise insensée et contre nature. C’est comme si on voulait faire rouler une voiture à essence au gasoil, parce qu’il existe des voitures qui roulent au gasoil.
L’aspect idéologique de la question
L’emprise des idéologie sur l’individu est devenue une fatalité. Les idéologies
sont omnipotentes et omniprésentes. « On les respire comme de l’air », disait Raymond Aron. Il faut, donc, pour ne pas être choisi par la « mauvaise » idéologie, savoir choisir la « bonne » idéologie.
Qu’ont fait les arabes pour Tamazight et qui justifierait l’adoption de « leur » caractère ? y – a – t – il un seul état arabe où l’on enseigne Tamazight, comme le font plusieurs états occidentaux ? Existe – t – il une seule université arabe où est ouvert un département de la langue amazighe, comme les dizaines qui existent en Europe et aux états unis ? y – a – t – il un seul spécialiste arabe en linguistique berbère, comme le grand nombre de savants occidentaux spécialisés en linguistique berbère ? Existe – t- il un seul institut ou centre arabe de recherches sur la langue, la culture et l’histoire amazighes, comme ceux qui existent en Occident ? Existe – t – i l un seul livre arabe hormis celui d’Ibn Khaldoun – sur Imazighen , qui soit écrit de façon plus scientifique, plus objective sans parti pris et avec moins d’amazighophobie, comme des centaines de livres écrits par des Occidentaux ? Existe – t – il des publications arabes périodiques consacrées à l’amazighité comme L’encyclopédie Berbère, Bibliographie Berbère Annotée, Annuaire de L’Afrique du Nord, Etudes et Documents Berbères, sans parler des dizaines de revues et de périodiques spécialisés en Tamazight ?
Pourquoi donc écrire Tamazight en caractère arabe, puisque les arabes ne la liront sûrement pas et parce qu’ils ne sont jamais intéressés à Tamazight et n’ont jamais fait de geste favorable envers l’Amazighité ?. Pourquoi donc vouloir leur faire plaisir en adoptant leur alphabet, eux qui n’ont jamais fait plaisir à l’Amazighité, même par flatterie ou complaisance ?.
L’Amazighité n’a eu de l’Orient arabe que le déni et le mépris. C’est l’Occident qui a su la respecter, la mettre en valeur, entreprendre des études sur la langue, la culture, l’identité et l’histoire amazighes. écrire la langue amazighe en alphabet latin, c’est la replacer dans son vrai contexte et dans son environnement naturel. C’est la mettre sur la voie de la modernité, du développement, du progrès et de l’avenir. C’est lui redonner vie et espérance. L’écrire en alphabet arabe, c’est bloquer son évolution et étouffer son épanouissement. C’est la mettre sur une voie sans issue et sans avenir. C’est la « tuer » en quelque sorte.
La politique d’arabisation de l’enseignement avait pour but le vrai mais non déclaré l’arabisation et « orientalisation » des Imazighens. l’adoption du caractère arabe pour enseigner et écrire la langue amazighe, viserait, à son tour, à déberbériser voire à arabiser et à « orientaliser » l’amazighité elle même, comme deuxième phase complémentaire de la mise à exécution du projet de l’arabisation totale, lancé par le mouvement nationaliste après l’indépendance.
Les amazighophobes rétorqueraient que le choix de la graphie latine mènerait, lui aussi, à l’occidentalisation des Imazighens. On riposterait que les faits ont prouvé que plus ils sont occidentalisés plus les Imazighens tiennent à leur identité et à leur amazighité. Il suffit d’en citer Mohammed Khair – Eddine, Mouloud Mammeri et Kateb Yacine qui furent les plus « francisés » des Imazighens, mais aussi les plus berbérisés. Par contre, plus un amazigh est « orientalisé », plus il renie son identité et fait sienne l’identité arabe. L’écrivain Mohammed el jabiri, le poète Mohammed Al Achâri et le « militant » Mohammed Basri sont des exemples très éloquents à propos de cette question. L’orientalisation « à fait de ces Imazighens des arabes plus arabisés que les arabes eux-mêmes.
L’occidentalisation, si vraiment occidentalisation il y a, n’est jamais un danger pour l’identité et la culture amazighes (3). Elle n’est pas exclusive et assimilatrice comme « l’orientalisation ». Cette dernière constitue un totalitarisme assimilateur, réducteur exclusif et uniformisation des idées, des cultures des langues et des identités. Elle ne reconnaît qu’une identité, l’identité arabe, qu’une arabe.
De toute façon, si l’adoption de l’une des deux graphies conduit nécessairement à l’occidentalisation ou à l’orientalisation, il faut donc choisir entre ces deux dernières. Il faut choisir entre la vie et la mort de l’amazighité.
TUDERT I TMAZIGHT D IMAZIGHEN.
Par Mohamed Boudhan (AGRAW AMAZIGH / 20 – 1 – 97)
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